BATTRE LES CARTES SANS UNE GOUTTE DE SUEUR

Les cartes, j’ai appris à les battre sans rien laisser paraître de mon excitation. Je contrôle jusqu’aux battements de mon cœur, je le jure. Il me suffit de respirer amplement, de fixer mon regard et de laisser faire mes mains. Avec un peu de discipline, je sais stopper jusqu’à la transpiration excessive qui mouillait – autrefois – mes aisselles. J’étais jeune et poreux, facilement désarçonné. Maintenant je garde la parfaite maîtrise de mes gestes, nul frémissement en surface. Pourtant, en dedans, je suis terriblement fébrile : mélanger les cartes est l’événement sur lequel je bâtis mes journées.

Impassible, je coupe, marque un léger temps d’arrêt et retourne celle du dessus. Souvent je ferme une seconde les yeux avant de contempler le rôle que m’offre le hasard.

Ce matin encore, la carte tirée me propose un sort inconnu de moi. Les cartes ne présentent jamais deux fois le même visage, j’ai beau en tourner une chaque matin depuis des années, elles se renouvellent toujours. Le paquet est épais, une intime réticence me retient de les compter. Statistiquement, je me dis, il devrait advenir qu’un jour je tourne une carte déjà piochée, que j’endosse un costume déjà porté. Mais non. Cela n’arrive pas.

La carte du jour, je l’approche de mes yeux, je vois l’animal dessiné, je me permets un sourire. Je sais dans quelle peau je vais me glisser. 

 

ON PEUT ÊTRE UN ANIMAL SANS SE DÉGUISER

Comme à mon habitude, je sors sans accessoire aucun. Ce serait tellement facile de me laisser pousser deux petits ossicônes, s’étirer mon cou et de pigmenter mon épiderme en paille tacheté de brun. Facile, commun et grossier. L’art véritable est plus subtil, comme dirait Prospéro : « cet art qui, par sa nature secrète, est au-delà de ce que prise le vulgaire ».

Une pensée joyeuse me vient : chaque matin depuis longtemps j’arpente le pentagone précis de la ville en évitant de passer à l’ombre de l’Illustre monté sur son cheval. C’est ma petite manie. Je refuse de me laisser gommer par l’ombre de la statue. Jusqu’à ce jour, j’ai toujours pensé que si une ombre doit en mordre une autre, je veux que ce soit la mienne qui l’emporte. Le Glorieux devait le pressentir, lui qui a fait placer son effigie au sommet d’une haute colonne. Aujourd’hui, pour la première fois, il ne m’échappera pas. Mon ombre si haute giflera son visage de bronze, recouvrira le cheval tout entier. Aujourd’hui l’Altier sera un nain.

Pour endosser mon rôle, il suffit de voir les choses de haut.

 

MÂCHER LES PLUS HAUTES FEUILLES N’EST PAS À LA PORTÉE DU PREMIER VENU

Désertées, les rues de la ville répercutent l’écho de mes sabots. Il est tôt mais les gens sont déjà levés depuis belle lurette. Jerricans à la main, ils sont partis se battre devant les stations services. Les mêmes qui militent bicyclette et développement durable s’étripent pour quatre litres de carburant. Depuis quelques mois les stations sont ravitaillées la nuit, sous escorte militaire. Elles ouvrent à six heures et sont contraintes de fermer, à sec, une ou deux heures plus tard. De temps en temps on ramasse un mort. Les gens en viennent aux mains pour ce qu’ils convoitent, c’est logique.

Je marche et personne ne me remarque. C’est toute la finesse de mon art. L’air de rien, je broute des feuilles de géranium aux fenêtres des seconds et troisièmes étages. Mon repas serait fade s’il n’était pas assaisonné de petits insectes. Aux mouches, je préfère les cafards, plus craquants, plus vifs. Les jardinières forment une petite forêt sagement entretenue à cette altitude. Parfois une vieille dame m’aperçoit qui ne le dira à personne : elle sait bien que ses enfants n’attendent que ça pour la placer en maison de retraite et louer son appartement. Elle ravale son cri, conserve une nouvelle chose inarticulée en elle.

 

EN VILLE, TOUS LES ARBRES ONT ÉTÉ COUPÉS

Le jeu de carte, je ne dirai pas qui me l’a donné. Il est des secrets trop importants pour être confiés, même à des gens de bonne foi.

Trop d’engrais chimiques dans les jardinières, c’est étrange de penser que des plantes ne connaîtront jamais le goût de la terre et du sol. Si je ne prends pas garde, je vais être malade.

Crânement, je soutiens les regards. Je n’ai pas que des amis en ville, certains ont confusément compris que je leur échappais. Les gens n’aiment pas ceux qui n’obéissent pas à leurs lois.

Sous l’émotion de la confidence, un jour, quelqu’un m’a avoué qu’il avait du mal à me cerner. J’ai vu qu’il ne plaisantait même pas, il était sincère. Il ne réalisait pas qu’il parlait comme un militaire ou un policier. Les mots ont plusieurs sens, il faut les utiliser avec précaution. Cet homme répétait qu’il me cernait mal et il ne voyait pas que ce jour-là j’étais un arc-en-ciel.

Et la veille, il n’avait pas pris garde à mes griffes.  suite de la fiction